mardi 2 octobre 2012

La nuit lui appartient


Auteur du Radeau (2003) et du Héron de Guernica (2011), l'Isérois Antoine Choplin revient lors de cette rentrée littéraire avec une œuvre mirifique. D’une simplicité touchante et d’une féroce portée existentielle, La nuit tombée relate la catastrophe de Tchernobyl de façon rare, unique. Critique et entretien.


Gouri a pour seul bien matériel sa moto, attelée à une remorque, vide et bringuebalante. Le protagoniste du roman La nuit tombée d'Antoine Choplin n'a qu'une idée en tête : retourner sur les lieux de la catastrophe de Tchernobyl. Retrouver son ancienne demeure ravagée et, surtout, mettre la main sur cette porte. Une porte quelconque, si ce n'est qu'elle renferme des écrits que Gouri et sa fille, défunte après le drame écologique survenu en Ukraine en 1986, se plurent à marquer de leur empreinte. Rien ne l'arrête, pas même un service de sécurité vilipendant et peu indulgent. La quête de Gouri est d'une pureté exceptionnelle : refermer cette porte afin de ressusciter le souvenir de sa fille, d'acquérir ce bien qu'ils ont partagé, il fut un temps. Qui, en 2012, peut raisonnablement se satisfaire d'une porte ? Cet objet quotidien est l'un des seuls que l’on ouvre et ferme avec une attention particulière. À l'instar de ses propres souvenirs. Le souvenir, point névralgique de l’œuvre, prend ici un caractère unique. L’auteur a beau s’appuyer sur un événement plutôt récent, son œuvre a tous les traits d’un classique intemporel : « Je n’emploie jamais le terme de Tchernobyl dans mon récit, car c’est avant tout l’histoire d’un homme qui se bat seul contre tous pour faire revivre sa fille », explique Antoine Choplin. La porte, très connotée symboliquement, représente le lien entre trois générations : le père de Gouri, Gouri lui-même et sa fille. Un objet et une atmosphère fantomatiques, à l’image des lieux comme Pripiat, ou les personnages, aux traits physiques rarement décrits. Sur ces terrains célestes et décharnés, « la terre s’enterre » comme des humains : « Au-delà du déracinement et de l’exil, il s’agit surtout d’enfouissement, avec cette volonté de faire disparaître les choses et les événements. »


Nasdrovia !

L’erreur serait d’envisager La Nuit tombée comme un précis scientifique ou un travail d’historien. Bien moins ambitieux mais tout aussi fondamental, le récit se place au plus près des sentiments, des souvenirs et de l’humain. La nuit ajoute une atmosphère particulière au tout. D’ailleurs, la narration s’inscrit dans un laps de temps très court (une soirée et une journée, tout au plus). Elle ne repose pas sur des cendres froides : l’écrivain s’est rendu sur les lieux à l’automne 2009. Il a pu rencontrer quelques témoins de la catastrophe, toujours très affectés : « Je n’ai pas fait un travail de journaliste ; mon but était surtout de comprendre ces personnes et de partager des instants avec elles, autour d’un verre de vodka ou en chantant. » En toute pudeur et simplicité. L’alcool, qui tient une place prédominante dans le récit, s’inscrit dans un rôle tant cathartique que désinhibant, mais avant tout fédérateur : « C’est un levier d’évasion », tranche Choplin. Profondément humaniste, le livre rappelle parfois les grands récits américains du XXe siècle, dans l’aspect percutant et sans compromis de la narration. On est bien loin des longues descriptions hagiographiques auxquelles les Russes (Dostoïevski, Toltsoï) nous ont habitués, avec passion.


   Se souvenir contre l'oubli

Véritable réflexion sur l’héritage des souvenirs et des biens, sur l’environnement qui nous entoure et sur la mémoire, La Nuit tombée réussit à surpasser l’obstacle périlleux de l’ancrage dans le temps. Choplin aurait pu tout aussi bien narrer la quête d’un homme pour retrouver un parent ou un proche perdu de vue, il aurait été tout aussi convaincant. Sans doute aucun, il est aisé de rapprocher cette sortie littéraire du débat incendiaire à propos du nucléaire. « Ma grande crainte est que les lecteurs puissent penser que j’ai profité de ce débat pour publier mon livre afin de lui donner un certain écho. Ce n’est absolument pas le cas », répond-il, avec honnêteté. « J’ai bien évidemment mon opinion sur ces questions, mais ce n’est ni la visée ni l’objet de mon roman. » Bien sûr que les lecteurs penseront à la catastrophe de Fukushima ou plus récemment et moins dramatique, celle de Fessenheim. Mais point d’opportunisme n’est à déceler ici. Seulement le souci scrupuleux de coller au plus près de ses personnages. Il n’est d’ailleurs guère étonnant qu’Antoine Choplin ait choisi le métier d’écrivain pour son protagoniste Youri. Quel meilleur artiste que le poète pour retranscrire les souvenirs de témoins endoloris par la perte tout en offrant un héritage dont il se fait l’acteur ? Un héritage qu’il se doit de transmettre pour ne pas se laisser berner par l’oubli, l’ignorance et extirper l’infiniment brillant de cette ineffable catastrophe écologique et humaine.

La nuit tombée d'Antoine Chopin, éd. "La fosse aux ours" (2012).

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